dimanche 19 juillet 2015

Les décalés

Je n'ai pas de visage. Je suis agent d'entretien, chez CheapClean. Agent d'entretien, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis l'homme de ménage. Je vide vos poubelles, je frotte vos tâches de café, j'aspire les merdes que tes collègues et toi ramenez sous vos talons. Aujourd'hui, mon patron m'a téléphoné pour me "suggérer fortement de décaler mes horaires de passage" chez l'un de nos clients. C'est vrai, il y a deux jours j'ai croisé Super Boss, ses lèvres pincées, piquée de tomber sur ma tête bronzée et mes gants javellisés. J'ai lu son mépris, son dégoût, ramassés derrière un sourire à l'envers. J'ai jeté tout mon aplomb dans la cuvette des toilettes que j'ai récurées vigoureusement les 10 minutes qui ont suivi cette froide rencontre, jusqu'à ce que la porte claque et que Super Boss disparaisse. Si je décale mon passage, je ne verrai plus ma fille que deux soirs par semaine. J'ai décalé mon passage, parce que j'ai besoin de nourrir ma fille sept jours par semaine.

Il est presque 21h ; je commence par le petit bureau bien rangé de celle qui ne boit pas de café. Je trouve une minuscule photo sur le sol. Une photo d'identité, probablement tombée d'un portefeuille mal fermé. Je passe mon pouce sur le petit cou lisse de cette femme a l'air absent et au grand sourire freiné par un photomaton narquois. Un prénom est inscrit au verso. Alice. J'hésite à la glisser dans ma poche ; je décide finalement de la poser sur son clavier, bien au centre. Juste avant que le givre ne trouve le temps d'envahir mon pare-brise, deux heures plus tard, j'accroche mon volant mais je ne quitte pas ses yeux.

Je n'ai pas de visage. Je suis chargée de mission, chez PetiteBoite. Chargée de mission, c'est ce qu'il y a d'inscrit sur ma fiche de poste. En vrai, pour toi, pour eux, je suis la "fille au bureau près de la porte". Je mets du fond de teint sur le combiné, je ferme des enveloppes du bout de la langue, je photocopie des feuilles avec des trucs écrits dessus. Aujourd'hui, ma chef m'a convoquée pour me "suggérer fortement de m'impliquer davantage chez PetiteBoite". Mais ça n'a pas tellement de sens, de m'impliquer davantage. Il y a ces grands mots que l'on emploie mais dont le sens se déforme, se cristallise et vole en éclats, retenus entre 4 murs gris. J'ai jeté tout mon aplomb par la fenêtre et me suis laissée fléchir très loin dans la salle des archives. Jusqu'à ce que les portes claquent et que tout le monde disparaisse.

Il est presque 8h ; comme chaque jour, je respire l'odeur rassurante du marc de café et referme précautionneusement sa lourde boîte sans plus de manières. Je m'installe derrière mon écran et retrouve sur mon clavier une minuscule photo d'identité, débarquée là comme un cheveu sur la soupe. C'est une vieille photo, je me reconnais à peine. Les heures défilent, tour à tour ennuyeuses puis ennuyantes. J'ouvre la porte, je referme la porte. Je dis bonjour, je réponds merci. La journée se termine ; j'attrape un long post-it vert clair et remercie mon bienfaiteur pour le soin apporté à cette photo de rien du tout. Je m'excuse pour le fond de teint sur le combiné et pour mes départs parfois précipités. Le lendemain, en tout petit, sur ce même post-it, quelques lettres se suivent et ne ressemblent pas. De petits pas d'encre malhabiles me signifient que c'est mon parfum qui s'accroche au combiné, et que c'est la plus douce odeur de ces bureaux anonymes. Signé : Halim.

De post-it en post-it, les mois défilent en vert clair, jaune éclatant puis rose fuschia. Les décalés se retrouvent dans de courts échanges manuscrits. Des banalités sur la couleur du ciel jusqu'aux gênées et sous-entendues déclarations d'ils-ne-savent-quoi. L'impatience de se lire chaque matin ou chaque soir déborde de leurs vies ternes et pieuses. Une année passe. C'est alors qu'Alice choisit ce qu'elle sait être son dernier post-it. Il sera vert clair, comme le premier. Demain, elle emportera quelques stylos, des centaines de post-it de toutes les couleurs et une carte postale dans son tout petit carton de fin de contrat. 

C'est pétrifié qu'il saisit son message entre ses doigts de Javel : "Cher Halim. Ce sont les derniers mots que je vous adresse. Demain soir, je quitte PetiteBoite pour des raisons qui m'échappent. Peu importe. Ne m'oubliez pas ; je vous emporte, vous et vos pattes de mouche, dans mon petit coeur affolé. Merci. Alice."
Il ne lui répondra pas ce soir, il ne lui répondra plus. 

Il est 19h30, le lendemain soir. Alice termine de débarrasser les restes de son pot de départ qui n'aura duré qu'un petit quart d'heure de politicien aux mains froides, sans fanfare, sans émotions, sans merci.

"Bonsoir, Alice ?" 
Elle ne se retourne pas tout de suite, elle l'a tant attendu ce soir, à travers ses grands yeux mouillés. Elle bascule lentement sa tête sur le côté, portant son profil contre son souffle à lui. Dans un sursaut qui ne lui ressemblait pas, Halim soulève doucement ce petit corps avant d'en porter le front à sa bouche dans un long soupir. Le long soupir d'une année passée à n'avouer à personne et encore moins à soi-même qu'on est tombé amoureux. Amoureux de la fille aux post-it. 

jeudi 16 juillet 2015

Locked out

Le plus douloureux, ce sont toutes ces fins de journée, tous ces week-end vides quand tu disparais pour rejoindre ta vraie vie, celle dans laquelle je n'existe pas. C'est cette grande claque que je reçois et qui me ramène à la réalité ; c'est cette grande claque qui me coupe de toi et qui me brise les paupières. Le plus douloureux, c'est ce moment précis où mon ventre se tord alors que tous ces mots d'amour auxquels tu m'inities ne vont plus que danser dans ses oreilles à elle. 

Je l'imagine s'enrouler autour de toi. Longue et fine sous ses boucles noires et ses grands yeux de chat. Je l'imagine - sans jamais l'avoir vue - s'accrocher à tes épaules pendant que tu tiens sa tête entre tes mains et avant qu'elle ne tienne la tienne entre ses cuisses. Je vous imagine et ça me brûle les yeux, ça me brûle les poumons.

Le plus douloureux, c'est de me réveiller en sueur après l'avoir entendue jouir sous ta bouche agile dans un rêve insupportable. Le plus douloureux, c'est alors de ne pas retrouver ton corps à toi pour me rassurer, c'est me rappeler que tu es bien auprès d'elle, vos jambes entre-mêlées. C'est de ne pas entendre l'inquiète interrogation dans ta voix endormie, de ne pas sentir ton bras qui me ramène toute entière contre toi, m'affolant de ton parfum, de ton odeur. C'est de n'avoir pour seule réponse qu'un long dos fuyant dans un drap silencieux

Je l'imagine dans ton quotidien, sur le siège passager, pendant que je suis plantée là, sur ce foutu quai, pendant que je prends tous ces trains en sens inverse. Je l'imagine dans ta cuisine, dans ta salle de bain. Je vois le sourire qu'elle te tend quand elle te retrouve tous ces soirs où je ne suis rien. Puis, je t'imagine, toi. Les mains sur ses hanches, les mots sur l'oreiller, le verre de vin que tu lui sers, les éclats de rire que tu lui provoques. Je t'imagine, toi, oui. Tendre, attentif sous ton regard bleu, tes lèvres déliant ces "je t'aime" qui n'ont pas le même goût quand ils caressent sa peau à elle. 

Le plus douloureux, c'est de n'être que le second choix. C'est de savoir pertinemment qu'il n'y aura jamais plus que des moments volés, éloignés, qui viendront soulager ponctuellement des soirées de solitude, des mois d'angoisse. Le plus douloureux, c'est de savoir déjà que tu ne me choisiras jamais et surtout, c'est de savoir pourquoi. Le plus douloureux, c'est d'essayer d'accepter de ne jamais être ta femme. C'est essayer d'accepter d'être l'Autre, quand bien même tu y places l'une des plus jolies majuscules.

Je l'imagine, le ventre rond du petit blond qui te ressemble déjà. Je t'imagine papa d'un enfant qui me sera toujours étranger. Pour enfin encaisser les mots qui me feront m'arracher définitivement de toi, qui me feront retrouver le vide auquel j'appartiens.

Malgré tout ça, je ne la déteste pas, non. 

Je voudrais seulement qu'elle n'ait jamais existé ; c'est peut-être pire.

dimanche 25 janvier 2015

Rouge velours

Je claque la portière. Je claque des dents. L'hiver a pris ses quartiers. J'aperçois le pub à quelques mètres d'ici, j'emprunte un pas faussement confiant. Je tire la première porte et me faufile entre les lourds rideaux qui éliminent les degrés négatifs. Je retire mes gants, lance un dernier coup d'oeil sur mon téléphone et attrape la poignée d'une deuxième porte, cachée elle aussi derrière les mêmes rideaux de velours rouge. La lumière est douce et chaleureuse, l'accueil délicat et souriant. Je repère de loin ces deux femmes seules, blondes, assises côte à côte, mais devant deux tables différentes. La plus jeune frôle le quart de siècle. Elle porte cet air absent, lassé, impatient. Ce n'est pas moi qu'elle attend derrière ses joues roses. 

Carole m'aperçoit, son dos se redresse et s'allonge. Elle croise habilement ses longues jambes. Je lui renverse mon plus charmant sourire surplombé de deux sourcils interrogateurs. Elle remarque mon hésitation et m'encourage en fermant puis en ouvrant doucement ses yeux. Une fois. Lentement. C'est bien elle. C'est bien moi qu'elle attend. Je rejoins sa table. On ne s'embrasse pas, peut-être par maladresse, peut-être par pudeur. Je m'installe face à elle. Nous murmurons quelques politesses avant de faire diversion et de plonger dans la carte tendue par ce jeune serveur. Je prendrai comme elle. Deux chocolats chauds. S'il vous plait, monsieur. 

Nous ne connaissions presque rien l'un de l'autre avant d'accepter ce rendez-vous. Tout au plus, quelques mots échangés, légers et apaisés. Mais surtout, une folle envie de croiser nos vies. C'est l'heureux hasard d'Internet qui nous réunit ce soir. Naturellement, facilement, la conversation se concentre ainsi sur ce qui nous a rapprochés. Je sens dans son discours qu'elle porte quelques années de plus que moi. Voilà qui tombe bien, pour un homme qui a toujours été charmé par des femmes plus âgées. A côté de Carole, la jeune femme promène l'ongle de son pouce sur sa lèvre inférieure, doucement, de droite à gauche, de gauche à droite. Je sais qu'elle nous écoute nous découvrir, malgré elle. Je sais qu'elle fait semblant de lire ce livre qui n'a pas de sens ce soir. Qu'elle fait encore semblant d'attendre quelqu'un qui ne viendra pas. Je me concentre sur Carole et cette longue ride qui traverse son front poudré. Cette ride horizontale, celle du regard surpris, curieux, ébahi, cette magnifique ride que je chéris déjà.

Une petite heure plus tard, je sens mon téléphone s'agiter dans la poche de ma veste. C'est ma fille. L'heure de disparaître. Sans rien dire, je tends une main vers Carole. Elle comprend, hésite et, sans me quitter des yeux, m'offre la sienne en retour. Je la porte à ma bouche, je l'effleure à peine. Je me lève et dépose un papillon sur son nez minuscule. Elle tourne légèrement sa tête sur le côté, surprise, émue. Oui, c'est bien l'heure de disparaître maintenant.

La jeune femme assise près de Carole me devance. Toujours aussi seule, elle abandonne un billet rose sur sa table, enroule son écharpe dorée autour de son cou, attrape son sac au vol et prend la fuite. Le temps d'une toute petite seconde, je surprends son regard vert et l'index qui rattrape son mascara. Elle disparaît dans le carmin velouté des rideaux du pub. Aujourd'hui encore, son parfum me poursuit dans les couloirs du métro. Et parfois dans les yeux de Carole, dix années plus tard, quand je lui fais l'amour.

mardi 30 septembre 2014

Les yeux noirs

Sous ma fenêtre, le moteur de ton camion de déménagement finissait de me bousiller le ventre. Quatre gros pneus dégueulasses piétinaient ce qu'il restait de l'homme que j'étais.

C'est pourtant ta sœur que j'ai vue en premier. Je rentrais tard du boulot ce samedi soir. A Denfert-Rochereau, dans un train de banlieue plein comme un œuf, chacun se rapprochait de son voisin, prenant soin de ne pas frôler les peaux inconnues, évitant de faire se rencontrer les souffles chauds. Tu t'es entassée là avec ta sœur et deux amies. Huit grands talons pointus et incontrôlés ; un seul sourire. Puisque, toi, comme les deux autres, tu étais floue, tu étais grise, tu étais froide. Je ne voyais qu'elle. Je voulais frôler son bras, je voulais sentir son souffle. A l'époque, j'avais les mains noires, les ongles crasseux. Je faisais des vidanges, je changeais des roues, je remplaçais des embrayages. Le temps de 15 stations, je me demandais si je pouvais toucher sa peau fine et bronzée, sans la salir.

C'est ta jumelle que j'ai choisie. Avec ses grands yeux noirs. Avec tes grands yeux noirs. Je l'ai aimée tout de suite, elle, alors que soigneusement je choisissais de te faire disparaître. Les mois sont passés. Bien sûr, tu étais là, de temps en temps. Aux repas de famille, aux Noël, aux soirées régulières chez nos amis communs. Je poussais le vice jusqu'à me convaincre de ta non existence. Jusqu'à ce jour où tu t'es plantée là, sur mon paillasson, les cheveux trempées et les yeux gonflés pour un énième connard. Avec ton sac à dos Décathlon qui se balançait contre tes genoux faiblards, tu m'as demandé si ta sœur était là. J'ai dit que "non". J'ai dit que "moi, oui". C'est ce jour là que t'as tout foutu en l'air. 

Tu es restée. Une nuit. Une semaine. Une année. Je suis allée chercher tes affaires chez lui. Je t'ai fait des lasagnes. On a peint ta chambre en violet. Tu as repris ta vie, tes sorties, tes connards. Tu étais désormais quelqu'un. Avec du caractère, avec des formes sous ta serviette de bain, avec des cheveux jusqu'à tes reins. Avec tes foutus grands yeux noirs. 

Je suis passé du confident à l'étouffant beau-frère. J'ai rendu ton air irrespirable. Tu claquais les portes parce que tu savais que je détestais ça. Tu ne cessais de me rappeler que tu étais fière et libre, m'ignorant des jours et des jours. J'entendais au milieu de mes nuits la pointe de tes pieds se hisser jusqu'à ta chambre, traînant tes cheveux emmêlés dans ton dos et frottant le mascara coulé sur tes joues. 

J'ai fini par t'avouer ma douce folie pour toi dans un court mail que j'ai mis des heures à rédiger. J'étais prêt à tout, pourvu que tu m'appartiennes un peu. Même de loin. Pourvu que tu te réveilles dans mon lit tous ces matins violets. Tu es partie comme tu es venue, avec ton sac à dos et tes yeux gonflés au volant de ton gros camion. 

Aujourd'hui j'ai les mains blanches, les ongles propres. Je les conduis ces fameux trains ; je déplace des tonnes et des tonnes d'anonymes. J'emporte ton portait à chaque station. Je te dépose sur chaque quai pour te retrouver sur le bord du suivant. 

Demain, tu tiendras la main de ta nièce à l'église. J'épouserai ta sœur mais c'est ton doigt que je verrai sous cette améthyste. 

dimanche 20 juillet 2014

Congés payés

Tu t’appelleras Martin. Parce que depuis tous ces mois que je t'ai dans la tête, c'est avec ce prénom que je te parle. Je t'ai croisé plusieurs fois, dans les tréfonds du métro parisien brûlant, sur le bord du bassin de la piscine municipale ou encore au centre commercial avant d'aller déjeuner avec lui. Je t'ai porté dans mon ventre ; tu me l'as tordu bien des fois. J'ai souvent imaginé ton histoire. J'ai répété et répété des centaines de détails qui te font exister.

Je t'aperçois hier midi, dans ce parc avec ton sandwich au beurre. Tu leur as dit oui pour ces vacances à la mer. Tu t'es laissé tenter par ces jolis horizons et une maison avec piscine. Tu n'étais pas bien sûr de toi mais tu as réussi à relativiser ton gros ventre. Tu l'as rendu tout plat, tout bronzé, tout musclé. Juste quelques minutes, le temps d'un SMS qui disait "C'est OK pour moi". Les jours passent, l'été bouscule le printemps et le départ s'approche. Ils ont hâte. Ils ont déjà tout prévu.

S'ils savaient...

Alors, mec, va falloir faire avec maintenant. Va falloir faire avec tes trois bourrelets pyramides qui se détachent sous ton polo. Va falloir oublier ces dizaines de cicatrices nées de tes hanches et qui courent jusqu'à ton nombril, les cicatrices du gamin qui a grandi trop vite. Va falloir assumer les deux blocs de gras que tu as soigneusement fait pousser à la place de tes cuisses, ceux qui s'irritent à force de se frotter l'un contre l'autre dans ton short transpirant.

Et eux ils ont hâte. Ils parlent de vélo, de bains de minuit, de crème solaire. Ils sont libres dans leur corps intact, lisse et sensuel. Tu es étriqué dans le tien, martyrisé, rougi et charnu.

Pour eux ce sont des vacances. Pour toi, c'est aussi une épreuve. Chaque minute. Pour éviter la douleur physique d'un corps inadapté, pour éviter la douleur psychique de leurs jugements silencieux. Tu as beau savoir que la seule épreuve au fond, c'est celle que tu t'infliges, tu as toujours cette boule dans ton gros ventre. Celle qui te donne la nausée tous les matins en enjambant la baignoire.

Tu vas me dire que je t'emmerde. Tu vas me dire que tu sais bien que je n'écris que quand je sombre un peu et qu'à la place je devrais te foutre la paix. Tu le sais bien oui, puisque pour toi c'est pareil.

Allez Martin, arrête un peu. Toi aussi tu m'emmerdes à la fin.

dimanche 29 juin 2014

Les silencieuses

Jeudi soir, soleil de plomb et RER surchauffé. J'ai terriblement mal aux pieds dans ces nouvelles chaussures trop serrées. Docile, j'avance dans le couloir et m'accroche comme je peux, me dandinant d'un talon douloureux à l'autre, sacrifiant le droit pour soulager le gauche. Puis inverser. Ce petit manège silencieux que l'on connait toutes.

Quelques stations plus tard, des places assises se libèrent et je souffle. Je fais face à deux jeunes filles. Côté fenêtre, une brune d'une vingtaine d'années aux yeux profonds, une natte adroitement tressée contourne son cou, la pointe de ses cheveux chatouillant le col de son chemisier beige. Elle porte un sautoir dont elle frotte le médaillon entre ses doigts aux ongles rosés. Elle le porte à sa bouche puis le relâche avant de recommencer inconsciemment son petit rituel. Elle regarde dehors, au loin, elle regarde probablement ses propres pensées en feintant le paysage qui défile à 40km/h. Elle fait sembler d'écouter Mathilde.

La blonde à côté, c'est donc Mathilde. C'est écrit en travers de son agenda de lycéenne qu'elle tient fermement sur ses genoux découverts. A son poignet, se balance un petit sac Kiko, plein à craquer de vernis de toutes les couleurs. Elle porte un serre-tête fushia en avant d'une longue queue de cheval. Mathilde a de grands yeux bleus et les traces de son adolescence picorent son joli visage. C'est avec un léger cheveu sur la langue qu'elle dédramatise son adolescence compliquée. Elle raconte, les yeux rieurs. Un grand-père juif qui essaie de la convaincre de se convertir et qui lui touche la cuisse sous la table. Une grand-mère sénile dont elle semble s'occuper quand sa mère découche plusieurs jours de suite. Elle craint le déjeuner dominical dans un sourire sans bonheur. Quand elle évoque leur père, je comprends que la brune, c'est sa demi-sœur de quelques années plus vieille. Elle rit aux éclats, elle est légère. Elle me fascine. Ce sont ses mains qui la trahissent, ses mains moites qu'elle noue entre elles. Ses mains moites qu'elle frotte de plus en plus fort contre son short. Ses mains qui changent de sujet dans un grand geste gêné quand elle croise mon regard.

Claire, je me fais une french ou je mets le rouge foncé là ? Claire ?

Claire est ailleurs, Claire est bien loin. Elle hoche la tête. Peu importe, elle n'écoute pas Mathilde. Elle ne pense qu'à lui, hier. Le temps d'une parenthèse bien vite refermée. Elle se revoit claquer la portière de sa voiture au milieu de la nuit, jeter un coup d’œil embué dans le rétro gauche pour ne voir que son dos qui s'éloigne et ses épaules qui se balancent doucement. Ses épaules. Ses épaules nues. Ses épaules nues contre sa peau. Quelques minutes plus tôt. En sueur sur ce foutu siège de RER dégueulasse, elle ferme les yeux très fort, elle se force à se souvenir, quitte à s'en faire mal. Elle sent encore son souffle qui s'accélère quand elle bascule contre lui dans l'obscurité. Il n'y a pas beaucoup de caresses, il n'y a pas beaucoup de baisers. Il n'est pas comme ça ; il est dur, il retient sa tendresse. Il ne s'exprime jamais en premier. Sauf quand il lui fait l'amour. Contre lui, tous deux soulagés, elle en meurt d'envie, mais ne doit pas s'endormir. Il faut se quitter, disparaître, faire comme si tout cela n'existait pas aux yeux du reste du monde. Faire comme si ça n'avait pas tant d'importance, même devant lui. Droite comme un i.

Alors il faut absolument qu'elle se souvienne, elle. Elle serre son médaillon dans son petit poing. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Elle serre sa mâchoire et frotte sa langue contre ses dents. Il faut absolument qu'elle se souvienne. Car à chaque fois, c'est comme une dernière fois. Car à chaque fois, c'est probablement la dernière fois. Elle replace soigneusement ses points de suspension.

Orsay-Ville. Terminus. Les voyageurs se pressent contre les portes puis sur le quai. Je les perds toutes les deux dans la foule. 

Je ramasse ton médaillon, Claire. Mais tu es déjà loin.

lundi 24 février 2014

Tout ce qu'elle n'était pas

19h18. Comme chaque jour depuis 20 ans, Marianne patiente sur ce quai lugubre de la Gare de Lyon pour rejoindre la banlieue nord, direction Saint-Germain-en-Laye. Elle a son repère : 30 cm à gauche de la grande plaque d’égout, en bout de quai, les orteils sous ses bottes frôlant la bande de vigilance. 

Marianne est méticuleuse, elle aime la précision, le détail. C'est d'ailleurs pour ses qualités là qu'on l'avait engagée à l'époque. Elle est secrétaire anonyme dans un grand groupe. Elle passe des appels, prend des RDV, annule des RDV, ouvre le courrier de 10h15 à 10h28, met son directeur en copie cachée. Elle fait comme il faut. Elle n'est pas du genre à tout bouleverser. Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas faire de bruit. Elle retient son ambition.

Marianne n'a pas spécialement le physique ingrat. Brune, élancée, elle fait taire les quelques cheveux blancs de la quarantaine dans sa douche une fois par mois. On ne saurait que difficilement la décrire davantage. Personne ne la regarde jamais vraiment. Elle est plutôt du côté des invisibles, des souvenirs flous, de celles dont on confond le prénom avec la fille de l'autre bureau, là, à droite. Ou à gauche, enfin, peu importe, vous savez.

Elle n'a jamais été très farouche et, pour beaucoup, adolescente, elle fut la première fois. Celle dont on a un peu honte mais que l'on n'oublie pas. Elle n'est pas le genre de femme à qui l'on offre des fleurs, à qui l'on fait la cour, à qui l'on fait l'amour. Elle n'est pas non plus le genre de femme que l'on présente à ses parents ou à ses amis. Elle n'est pas le genre de femme à qui l'on fait des enfants. Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas s'imposer. Elle retient ses désirs.

Alors que le quai se remplit, que les coudes commencent à se serrer et les corps à s'agiter, Marianne bascule un peu. Et si elle sautait, là, hein ? Qui s'en rendrait compte ? On ramasserait les morceaux et puis... Et puis plus rien. Un accident de parcours, une plaque d’égout un peu glissante. Ce sont des choses qui arrivent. A quoi bon, puisqu'il n'y a pas de famille ? dirait Michel. En réunion de service, il y aurait un hommage discret et gêné, tout au mieux. Claudine dirait sans doute un mot, dans un sanglot exagéré. Souhaiterait-elle davantage ? Non, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas déranger. Elle retient les vagues.

Train à l'approche

Les bottes de Marianne glissent centimètre par centimètre sur la bande de vigilance. Elle sent sous ses pieds les reliefs du ridicule précipice qui s'annonce. Elle fixe les mégots de cigarettes lâchés sur les rails, toutes ces merdes qu'on abandonne et que les trains font disparaître toutes les trois minutes. Marianne sent à présent ses orteils goûter la tentation du vide. 

- Je peux vous aider, Madame ?

Une petite blonde lui sourit, l'air inquiet et pourtant si tranquille. Électrifiée Marianne recule d'un pas alors que le train arrache l'air devant son nez. Après tout, elle n'est pas de ce genre là, Marianne. Elle ne veut pas déranger. Elle retient tout. Même la mort.